18/08/2022

L’ancienne abbaye bénédictine Saint-Michel (Saint-Mihiel)



Fondée à l'époque mérovingienne, l’abbaye de Saint-Mihiel devient un centre d'études majeur sous les Carolingiens avec l'abbé Smaragde, et le reste pendant près de 10 siècles, avant le départ précipité des bénédictins jusqu'en 1791.


Au sud de l’église abbatiale, le cloître et les autres bâtiments, reconstruits ou réaménagés au XVIIIe siècle, ont été et sont encore occupés, depuis la Révolution, par divers services publics et culturels (cour d’assises, tribunal d’instance, armée, prison, collège, gendarmeries), ce qui a permis à cette abbaye, située dans une petite ville, de ne pas être détruite contrairement à la plupart des abbayes qui étaient situées à la campagne. Seul le premier étage de l’aile ouest-est la plus au sud n’a pas changé d’affectation et abrite toujours la bibliothèque. Une seule modification importante est à noter : le percement de la grande aile nord-sud pour laisser passer la route vers Nancy. Les jardins sont devenus propriétés privées, sauf ceux devenus une place qui permet d’admirer la grande façade orientale de l’abbaye et le chœur de l’église (place des Moines et place du Sahara). Depuis quelques années, l’ancienne abbaye bénéficie de nombreuses restaurations qui rendent son faste d’antan à cet ensemble architectural longtemps délaissé.

L’abbatiale Saint-Michel



À la première église bâtie par l'abbé Smaragde vers l'an 815 succéda un nouvel édifice de style roman construit à l'initiative, de l'abbé Albert II et consacré en 1068. De cette période subsistent les parties basses de l'actuelle tour-porche occidentale et le voûtement du rez-de-chaussée. La majeure partie de l'église Saint-Michel actuelle date de la fin du XVIIe siècle et du début du XVIIIe siècle, époque où les deux abbés successifs dom Hennezon (1666-1689) et dom Gabriel Maillet(1689-1727) entreprirent de vastes travaux d'aménagement sous la direction de l'architecte, le frère Hilarion Boulanger. La nef, le chœur et les parties hautes des tours orientales furent reconstruits et la crypte supprimée. Si la nef et le transept restent d'une grande sobriété, le chœur arbore un riche décor avec ses quatre-vingts stalles aux motifs de volutes et de cariatides. 

Le choeur de l'ancienne abbatiale

NB : l'abbatiale Saint-Michel fera l'objet d'une étude plus détaillée dans de prochains articles (la Pâmoison, les vitraux, le chœur, l'orgue...)

Le cloître 

Le cloître est un lieu de repos et de recueillement pour les moines bénédictins. La cour du cloître servit de cimetière à partir du XIIIe siècle. Avant cette époque, les religieux étaient inhumés sur le mont Castillon, où fut fondée la première abbaye. Après le transfert de l'abbaye au IXe siècle sur son emplacement actuel, les moines décidèrent de laisser un prieuré au Mont Castillon, pour notamment y enterrer leurs défunts. Cependant, le voyage jusqu'à ce prieuré était très périlleux, surtout en hiver, ce qui les encouragea à changer de lieu.

Ce changement est symbolisé par la construction d'une entrée, afin de relier la cour du cloître à l'abbatiale Saint-Michel. Il s'agit d'un portail gothique en arc brisé surnommé In Paradisum en l'honneur des chants qu'entonnaient les religieux quand ils traversaient ce passage pour déposer le corps jusqu'à sa tombe.

En 1766, les deux bâtiments du XVIe siècle qui formaient le cloître sont détruits pour être remplacés par de nouveaux bâtiments. Les galeries du cloître sont alors fermées.


La galerie couverte du cloître située dans l’aile de la gendarmerie

Après la Révolution française et le départ des moines en 1791, le cloître est remanié pour les besoins d'un collège et d'une gendarmerie. En 1834, la cage d'escalier à double révolution de style italien datée du XVIe siècle et située contre le transept sud de l'abbatiale est détruite pour agrandir la cour.

L’aile orientale de dom Hennezon (grand corps de logis de l’ancien palais abbatial)


L'aile orientale de dom Hennezon (celle qui faisait face aux anciens jardins) est, de tous les anciens bâtiments de l'abbaye, le mieux conservé.





L'architecte de ce « grand corps de logis tourné à l’orient » est Marc Boulanger qui mourut en 1687, après avoir achevé cet ouvrage. Le commanditaire, dom Henri Hennezon, abbé de Saint-Mihiel, survécut presque deux ans à l'architecte. Il mourut en 1689, alors âgé de 72 ans. L'inscription funéraire le célèbre comme un prélat de haute valeur, ayant doté l'abbaye d'une riche bibliothèque, et l'ayant enrichie de magnifiques édifices.


Dom Calmet a laissé de lui l'éloge que voici : 

« Il a rendu l'abbaye de Saint-Mihiel plus florissante qu'elle n'avait jamais été depuis sa fondation. Le grand bâtiment qu'il a fait faire avec une dépense de plus de 20.000 écus, et qui est encore aujourd'hui un des plus beaux qui soient dans le pays, est une preuve de son goût et de sa magnificence, de même que le grand nombre de bons tableaux qu'il a achetés. Le grand jardin qu'il a fait dresser, la bibliothèque qu'il a amassée, et qui était la mieux choisie et la plus nombreuse du pays, les ornements en broderie et en draps d'or, et la grande quantité d'argenterie dont il a orné la sacristie et l'orgue magnifique de l'église sont des preuves qu'il a été un fidèle dispensateur des revenus de la manse abbatiale, qu'il les employait tous pour l'utilité et l'ornement de son monastère. Et il ne s'occupait pas moins au soulagement des pauvres et des devoirs de l'hospitalité. » 


Source : gallica.bnf.fr

La construction de l'aile de dom Hennezon débuta en 1679. La façade comporte au total 26 travées. Deux pavillons, chacun de 3 travées, occupent les deux extrémités et forment une faible saillie sur la façade. En 1850, on a pratiqué un passage routier voûté à peu près au milieu de l'aile pour ménager un pertuis au chemin départemental de Saint-Mihiel à Nancy. Cette opération eut pour effet de faire disparaître l'entrée monumentale de ce palais, son arcature, son fronton, son perron. 



La façade est à deux niveaux. L'entrée principale se faisait par la façade ouest. Le visiteur ayant franchi les portes, rencontrait une grande galerie qui courait du nord au sud de l'aile et en desservait toutes les pièces à la manière d'une galerie de cloître. La partie nord, à gauche de l'entrée, était d'ailleurs effectivement une galerie de cloître. Elle aboutissait directement à l'église et s'ouvrait sur la dernière chapelle du transept.

Puis venait un couloir aboutissant à une porte ouvrant sur le jardin. Il y avait ensuite la salle capitulaire, le réfectoire, puis des chambres et des salons pour l'abbé et ses hôtes, de nouveau un couloir et une porte donnant sur le jardin et enfin le rez-de-chaussée du pavillon sud : une grande pièce et deux petites.

La salle capitulaire


Malgré les occupations successives, la salle capitulaire est demeurée à peu près intacte. Elle est caractérisée par la présence d'une file de colonnes occupant l'axe central et recevant la retombée des voûtes. Les colonnes sont nues et galbées, les chapiteaux sont corinthiens mais librement interprétés : des aigles aux ailes déployées se développent sur leur corbeille. Une console porte les armoiries de dom Hennezon. Chaque clef de voûte est ornée d'un fleuron. La salle est de belle ampleur. On pouvait y tenir des réunions longues et nombreuses sans incommodité. De nos jours, la salle est devenue municipale. On y organise des expositions ou des manifestations telle que la Biennale des Arts du Livre.






Le réfectoire 

La salle suivante, qui était celle du réfectoire, comportait six travées. Elle a été amputée de la première d'entre elles, transformée en couloir d'entrée donnant sur le jardin. Les trois dernières travées, isolées par un autre mur de refend, ont été supprimées pour permettre le passage d'une route départementale dont il a déjà été question précédemment. Réduit à une salle carrée à colonnes, de deux travées, l'ancien réfectoire sert aujourd'hui de salle des mariages.





L'ancienne porterie d'entrée occidentale ne peut plus être reconstituée que d'après le plan de 1791. Un perron de douze marches donnait accès à une terrasse, probablement dallée et bordée d'une balustrade.

A l'intérieur de la porte routière, deux volées droites d'escalier ont été aménagées en 1850, l'une à gauche conduisant aux locaux de la Division militaire, l'autre à droite conduisant aux services du Tribunal.


C'est à Saint-Mihiel, dans ces locaux, que fonctionna la Cour d'Assises de la Meuse, des origines à 1965. Il ne resta plus qu'un greffe et un tribunal d'instance et de police qui fonctionna jusqu’à leur fermeture le 1er janvier 2010. Aujourd’hui, cet espace, qui a bénéficié d'importants travaux de rénovation entre 2017 et 2018, est occupé par l'exposition pérenne «Le Saillant de Saint-Mihiel, 1914-1918, de l'occupation à la libération.»

Le reste de l'aile orientale, le premier étage tout entier, abrite à présent la mairie et ses divers services. La mairie de Saint-Mihiel a en effet quitté l'ancien hôtel de ville, élégante construction édifiée à son intention en 1776 et qu'on peut voir encore, à quelque distance de l'abbaye dans la rue Raymond Poincaré, et s'est transportée dans cette partie de l'aile de dom Hennezon où elle a trouvé des locaux plus spacieux.

L’aile de la gendarmerie 



L'aile de la gendarmerie, parallèle à celle de la bibliothèque, est comme celle-ci implantée en retour d'équerre sur l'aile de dom Hennezon, vers l'ouest. C'est un très long bâtiment de quatorze travées, à deux étages au-dessus du rez-de-chaussée. On sait peu de choses de ce bâtiment, construit en pierres de taille côté extérieur, en pierres de taille au rez-de-chaussée seulement côté cour. Le plan de 1791 montre qu'il est parcouru d'une extrémité à l'autre, au nord, par une longue galerie marquée « corridor » et qui est en fait une galerie de cloître. Cette galerie existe encore sur les trois quarts de son ancien parcours. Elle est voûtée d'arêtes et paraît dater de la fin du XVII° siècle. La galerie se raccorde à celle de l'aile de dom Hennezon par un escalier droit de dix marches, parce que les deux galeries ne sont pas de même niveau. Celle qui nous intéresse ici a subi toutes sortes d'occupations et ses baies sur la cour sont aux trois quarts bouchées par de la maçonnerie. L'affectation de cette aile, en 1812, à la Gendarmerie nationale, nécessita toute une série d'aménagements.



La galerie du cloître 


L’aile du collège

L'aile du collège ferme la cour du cloître de l'abbaye. Elle est ainsi appelée parce qu'elle abrita longtemps un établissement d'enseignement après la Révolution. C'est alors qu'on construisit le grand escalier de bois, situé au milieu du bâtiment, et qui existe encore. En 1883, le collège occupa l'extrémité ouest de l'aile de la gendarmerie dépassant l'aile du collège. Plus tard encore, le collège devint un lycée qui demeurera dans ces locaux jusqu'en 1972. 

L’aile du collège jouxtant la tour-porche de l’abbatiale

La galerie de cloître servit alors de préau et reçut tous les outrages inhérents à cette fonction : construction de latrines, grillage des fenêtres, etc. La galerie de cloître existe cependant dans son gros œuvre et sera un jour réhabilitée. La façade exposée sur la cour est semblable à celle de la gendarmerie. La façade extérieure s'ouvre sur l'arrière du monument aux Morts et sur le square qui le complète. L'aile du collège possède une haute toiture d'ardoises, tandis que celle de la gendarmerie est basse, et faite de tuiles.

L’aile du collège vue depuis la cour du cloître

L’aile de la bibliothèque 

La reconstruction et l'agrandissement de la bibliothèque eut lieu sous l'abbatiat de Dom Hennezon. Elle fut déménagée entre 1688 et 1689 dans une aile aujourd'hui disparue. Ce fut aussi à cette période qu'eut lieu l'apport le plus remarquable de l'histoire de la bibliothèque, celui des livres du cardinal de Retz que Dom Hennezon fit acheter en 1679. L'aile de la bibliothèque actuelle a été édifiée de 1768 à 1775. Une inscription : « Bibliothèque bénédictine » signale son entrée.

D'après le plan de 1791, l'aile de la bibliothèque comportait quinze travées et se développait sur deux niveaux. Dès les débuts de la Révolution, tout le rez-de-chaussée fut aménagé en prison, avec geôles pour les prisonniers, salles communes et locaux pour les gardiens. C'est pourquoi toutes les fenêtres basses de cette aile sont garnies de forts barreaux. Le bâtiment n'a perdu sa fonction carcérale qu'en 1965, au moment où la suppression de la Cour d'Assises rendit inutile l'existence d'un dépôt.



Mais la partie noble de cette grande aile est son étage supérieur. On peut y voir l'une des plus belles salles de bibliothèque du XVIII° siècle qui nous aient été conservées.

La bibliothèque proprement dite est précédée d'une salle de conservation et de consultation du catalogue, servant d'antichambre et de salle d'accueil. Elle présente un plafond richement décoré des allégories des quatre parties du monde, des quatre éléments et des quatre saisons, ces symboles représentent l’encyclopédisme des collections. 



Les quatre parties du monde

Les quatre éléments

Les quatre saisons

L'abbaye de Saint-Mihiel a possédé une bibliothèque dès le Moyen Age. Les manuscrits précieux, les incunables, les impressions rares, les livres de luxe qui s'y trouvent forment l'un des plus beaux ensembles d'érudition qui nous soient conservés. On y trouve également les meilleurs auteurs de l'antiquité, de la Renaissance et du XVIIe siècle, en droit, philosophie, littérature, botanique, géographie, histoire, zoologie, médecine, astronomie, mathématiques, agriculture, architecture, numismatique etc. Parmi les ouvrages les plus remarquables, citons « Le Saint-Athanase » datant du VIIIe siècle, « Le Voyage itinéraire et transmarin de la Sainte Cité de Jérusalem », écrit par Dom Loupvent au XVIe siècle, et bien sûr, le fameux « Graduel », un parchemin de chants religieux aux dimensions impressionnantes : 32 kg, 68 x 56 cm, ayant nécessité 140 peaux de moutons.

Extrait du Graduel


« Le Voyage itinéraire et transmarin de la sainte cité de Jérusalem »
de dom Loupvent
Source : gallica.bnf.fr



Ensuite vient la grande salle de bibliothèque mesure 50 m de long, 8 m de large et 5 m de hauteur, 17 fenêtres de part et d’autre ponctuent les 58 armoires en bois sculpté. Selon la tradition, des artistes italiens seraient les auteurs des plafonds. Le sol est parquetté.

Il ne faut pas se dissimuler que tout cet élégant décor, si satisfaisant pour l'œil, a été fortement malmené. Les lustres sont absents, depuis une époque reculée. Ensuite, la guerre de 1914-1918 a exercé ici ses ravages. Le décor qu'on admire aujourd'hui résulte en grande partie des habiles restaurations opérées après la guerre.



Le musée d’art sacré


Après avoir accueilli un tribunal, une cour criminelle et une prison, le  1er étage de l'aile sud, dans un espace qui a subi  de nombreuses transformations depuis le XVIIe siècle, accueille depuis 1998, le Musée d’Art sacré ainsi que l’Office de Tourisme Cœur de Lorraine.

Les objets conservés ici ont un statut particulier. En effet, une grande partie provient de musées mais également de dépôts effectués par les communes du département de la Meuse, cela permet à ces dernières de garder leur droit de propriété et de disposer, à tout moment, des objets déposés pour les besoins du culte ou pour les fêtes locales. 

Ce dispositif vise à protéger et conserver un patrimoine qui fait souvent l'objet de vols et de dégradations. Il permet aussi de le rendre accessible à un plus large public car le patrimoine religieux reste souvent méconnu et considéré comme difficile d'accès. Certaines œuvres ont été acquises par le Département, soit par des dons, soit par des achats ; cela concerne environ 600 objets.

Le musée est divisé en trois sections, aménagées afin de retracer de façon thématique et chronologique l'évolution des formes et des styles de l'art sacré du Moyen Âge à la seconde moitié du XXe siècle, on y trouve ainsi  :

  • une partie orfèvrerie  (ciboires, croix, ostensoirs, reliquaires...)
  • une partie sculpture (pierre, bois, cires habillées...) 
  • une partie dédiée aux expositions temporaires.


La sainte Elisabeth attribuée à Ligier-Richier.


Sources :

*L'abbatiale de Saint-Mihiel (Hubert Collin) dans Congrès archéologique de France. 149e session. Les Trois-Évêchés et l'ancien duché de Bar. 1991, p. 293-339, Société Française d'Archéologie, (lire en ligne sur gallica.Bnf.fr)
*https://musees-meuse.fr/la-route-des-abbayes/
*https://abbaye-saint-mihiel.jimdo.com
*Panneaux pédagogiques : Saint-Mihiel, la petite Florence lorraine

19/07/2022

La Porte Chaussée (Verdun)

Description de la Porte Chaussée par ERNEST BEAUGUITTE dans son ouvrage « L’ÂME MEUSIENNE » préfacé par André Theuriet (1904). 


Source texte : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k8630152z.texteImage 


« Il n'est plus guère de villes en France pour avoir, autant que Verdun-sur-Meuse, gardé leur originale physionomie d'antan. Cette vieille place forte, célèbre dans l'histoire (le traité de 843 y fut signé dans une maison qui subsiste et l'on connaît les sièges de 1792 et de 1870) n'a pas encore été démantelée et ne le sera pas de sitôt. Elle conserve son corset de murailles trouées par les boulets ; ses glacis plantés d'arbres et semés de gazon; la tour romane dite de Saint-Vannes, vestige d'une abbaye fameuse, et qui dresse sa silhouette dépaysée parmi les bastions de Vauban et les parcs d'artillerie.



Surtout, surtout, des âges révolus où la cité possédait des évêques-comtes, princes du Saint-Empire, et où ses bourgeois luttaient pour le maintien des franchises communales, demeure un imposant témoin de pierre, cette Porte Chaussée dont voici une superbe gravure sur bois (cf image ci-dessous).



Ces deux belles tours jumelles, dont l'architecture rappelle celle de la Bastille, s'ouvraient jadis sur un grand pont franchissant la Meuse et qui donnait accès sur la campagne. Ce pont, appelé d'abord Pont-à-la-Gravière, à cause du terrain de sable et de gravière où reposaient ses assises, puis de Dame-Deie (Domus Dei) en raison de la proximité d'un hôpital, prit le nom qu'il a gardé de Pont de la Chaulcie ou de la Chaussée, quand le riche bourgeois Constantius et sa femme Efficia firent établir au bout du pont une large chaussée pour servir de chemin aux voyageurs en même temps que de digue contre les eaux du fleuve, qui souvent inondaient le terrain avoisinant. La tour s'appela comme le pont. Elle fut édifiée en 1380, grâce à la libéralité de Jehan Wautrec, « doyen de la séculière justice de Verdun », c'est-à-dire le premier magistrat de la Ville.



Sous la longue et habile administration de Jehan Wautrec, la Commune obtint la plénitude de sa liberté : elle en usa pour faire construire la première grande enceinte de Verdun, nommée le Grand Rempart. Au point où se terminait le nouveau Grand Rempart, Wautrec donna l'ordre de bâtir à ses frais une belle et haute tour géminée, plus belle et plus haute que les vingt-cinq ou trente autres qui, s'élevant au-dessus des remparts ou dans l'intérieur de la Cité, rendaient alors, avec ses nombreux clochers (suivant une antique chronique, il y avait à cette époque à Verdun plus de trente clochers), la vue de Verdun si pittoresque.



Elle devait servir à la défense et faire à la ville guerrière une entrée de soixante pieds (environ 20 m) de hauteur, imposante, majestueuse, grâce à sa couronne de créneaux, sa bordure de mâchicoulis en saillie et ses deux grands bras où, naguère encore, pendaient les chaînes d'un pont-levisLe savant abbé Clouet et l'abbé Gabriel, qui ont écrit l'histoire de Verdun celui-là autrement original que celui-ci nous ont narré les destins divers de la Tour Chaussée.



Enfin, un poète verdunois, A. Bouilly, l'a chantée en ces beaux vers : 


La vieille tour, un soir, au bord des lentes eaux,

Dressant son front sévère et casqué de créneaux,

Ouvrant sa bouche d'ombre noire

Où pend encor la herse, à monstrueuses dents,

Et fixant sur moi ses deux yeux, deux trous ardents,

M'a dit du fond de son histoire :

Avec ma force abrupte, avec mes murs altiers,

OEuvre de Jean Wautrec, Maistre-Roy des Mestiers,

Par le cœur et par la fortune,

Je demeure l'emblème exact de la cité

Qui conquit et garda la pleine liberté

D'une rude et forte commune.

Combien de fois j'ai vu les Arbalétriers,

Les gens de la Milice et les Arquebusiers,

« Ameutés au son de la Mute »,

Planter là leurs métiers, et d'un pied ferme et prompt

Accourir vers mes murs, monter jusqu'à mon front,

Pour soutenir quelque âpre lutte !

Robustes cours de fer sous leurs habits de fer,

Ces Communaux, d'esprit aussi subtil que fier,

Déjouaient toutes les surprises,

Et contre leur Evèque ou contre l'Empereur

S'insurgeaient, toujours prèts à défendre sans peur

Leurs irréductibles franchises.

Ah! ce sont leurs vrais fils, leurs descendants virils,

Qui naguère, en l'année aux tragiques périls,

Braves que rien ne désespère,

En rendant coup pour coup au Teuton rançonneur,

Ont effacé la honte entachant leur honneur

Depuis la mort de Beaurepaire.

Et vous, les héritiers de ces vaillants aïeux,

Puissiez-vous en rester dignes! De votre mieux

Conservez leurs mâles audaces!

S'il faut défendre encor le droit, la liberté,

Montrez que vit toujours dans la vieille cité

L'âme des Communaux tenaces!



Aux documents connus de tous les Meusiens fournis par les abbés Clouët et Gabriel, ajoutons quelques renseignements, dont certains de date récente et que la mort les a, l'un et l'autre, empêchés de donner. En 1690, la Tour Chaussée comptait déjà plus de trois cents ans d'existence on s ‘aperçut que la gémelle de gauche prenait charge et fléchissait considérablement. La Ville, quoique les fortifications ne lui appartinssent plus à cette époque, restait propriétaire de la porte de Jehan Wautrec. Elle fit alors démolir la partie qui menaçait ; on en numérota les pierres et on rebâtit la Tour avec les mêmes matériaux qui avaient servi à sa construction. Rien ne fut changé à la disposition générale. L'entrée, seule, fut modifiée : au lieu de l'arcade ogivale qui existait, on dessina, suivant le goût du temps, l'arcade à plein cintre et le fronton d'ordre toscan actuels.



La ville, en 1755, probablement pour être déchargée d'un entretien constant et dispendieux, abandonna la Tour de la Chaussée au gouvernement, qui avait besoin d'une prison militaire à Verdun. Et pendant plus d'un siècle, jusqu'en 1860 exactement, l'œuvre de Jehan Wautrec resta prison pour la troupe. Vers 1880, l'autorité militaire, toute puissante dans une ville qui compte actuellement, avec les forts, près de quinze mille hommes de garnison (la population civile ne dépasse guère treize mille âmes) estima que le passage constitué par la voûte de la Tour n'était pas assez large pour donner facilement issue aux troupes encas de presse ou de guerre. Le génie eut alors la pensée d'ouvrir une seconde porte dans la gémelle de gauche, celle qui avait été reconstruite. On songea même, dit-on, à jeter bas la vieille Tour.


Les Verdunois s'émurent fort d'un tel projet ; les journaux locaux protestèrent énergiquement, des réclamations furent adressées en haut lieu... et la Porte Chaussée fut conservée. Toutefois on supprima le pont-levis, inutile avec le système de défense moderne; on remblaya le pied de la Tour jusqu'au niveau du tablier du pont ; on élargit, des deux  côtés, l'extrémité du pont désormais immobile: enfin, on ouvrit aux troupes, dans le rempart voisin, un large passage donnant sur le pont élargi.



Ce fut alors, et pour éviter à l'avenir d'autres dégradations, que d'heureuses influences obtinrent le classement de la Tour Chaussée au nombre de nos monuments historiques.    Le ministre des Beaux-Arts était M. Jules Ferry. L'arrêté est du 21 mars 1881. L'administration militaire, qui aurait dû rendre la Tour Chaussée à la ville, puisque la ville lui en avait fait abandon en 1755, a jugé plus utile de la mettre en adjudication. Verdun l'a rachetée, assez récemment, pour la somme de 5025 francs. Depuis un certain nombre d'années, la Tour Chaussée est affectée aux réunions des différentes sociétés musicales de la Ville pour leurs répétitions. Maintenant, au murmure des eaux lentes, se mêlent, non plus le cliquetis des armes, mais les sons de quelque valse d'Olivier Métra ou de quelque morceau d'opérette en vogue.


Outre les trois pièces occupées par les sociétés, il existe, au rez-de-chaussée de la Tour, un magasin pour les outils des cantonniers de la Ville et, reste de l'ancienne affectation, un cachot fermé d'une porte massive, assujettie par d'énormes gonds, une serrure et un verrou à l'avenant, etc. Dans le sous-sol, de petites caves ou cellules, de trois à quatre mètres de longueur sur deux de largeur, fermées comme le cachot . Au mur de chaque cellule est fixé un gros anneau auquel on attachait le prisonnier, récalcitrant ou non. Du haut du parapet, on jouit d' une vue splendide sur les quartiers de la ville basse et la campagne voisine, les coteaux plantés de vignes, les forêts toutes proches ... et les ouvrages fortifiés qui font de Verdun la plus redoutable des forteresses. »


La dernière visite guidée du monument historique phare de la Ville (maintenant totalement interdit au public pour des raisons de sécurité) date de 2012. Le premier étage était, de 1980 à 2014, occupé par l’association Verdun Bienvenue, qui y tenait une permanence. Celle-ci a dû être transférée, encore une fois, pour raison de sécurité non conforme.

Le timbre-poste
Source image : https://www.wikitimbres.fr/timbres/4039/1916-1939-verdun-porte-chaussee

Timbre-poste (création d'Achille Ouvré) émis en 1939 à l'occasion du 23e anniversaire de la Bataille de Verdun représentant au premier plan la Porte Chaussée et le Pont Chaussée et à l'arrière-plan, la cathédrale Notre-Dame.

Le fronton d’ordre toscan


Les gargouilles







La Porte Chaussée de nuit