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05/01/2023

Le portail de l’église de Mont-devant-Sassey

Le portail sud de l’église Notre-Dame-de-l’Assomption de Mont-devant-Sassey est considéré comme le portail gothique (XIIIe siècle) le mieux conservé en Lorraine. L’intérêt suscité pour ce joyau architectural ne semble pourtant dater que de la fin du XIXe siècle.



Pour la description du portail, nous utiliserons l’article rédigé en 1991 par Hubert Collin dans « Congrès archéologique de France » / gallica.bnf.fr


« L'église de Mont est certes connue pour ses parties romanes mais son portail n'est pas de médiocre intérêt en dépit de son mauvais état de conservation comme on va le voir. Le portail s'ouvre sur un côté de l'église, ici le côté sud, selon le dispositif si classique en Lorraine et dont les cathédrales elles-mêmes (Verdun, Metz) ont donné l'exemple. Le portail de Mont est gothique. Son ornementation sculptée, en particulier le décor des chapiteaux, permet de le dater du XIII° siècle avancé. La sculpture s'apparente à l'art de la cathédrale de Reims, mais le style des grandes statues, qui est archaïque et malaisé, est celui d'un atelier « provincial », pour employer le terme consacré par l'usage, quoique impropre.




Le porche 

En avant du portail s'élève un porche, formant comme une loggia. Le porche est un édicule octogonal, couvert d'ardoises, avec un gracieux portail extérieur à colonnes ioniques portant un fronton en segment d'arc. Il date de 1754. Il est dû à un architecte de Verdun nommé François Wadelaincourt. Il portait autrefois les armoiries des Condé, seigneurs du pays. Il est fort probable que ce porche servit jadis d'auditoire de justice. […]

La construction du porche couvert est postérieure de près de 5 siècles à celle du portail sculpté

Le porche proprement dit est, vu de l'intérieur, un édifice cherchant à imiter le gothique ancien. Il a pour couvrement une voûte à ogives rayonnantes. Les ogives prennent appui, dans les angles, sur des faisceaux de trois colonnettes à bagues. L'édifice peut faire illusion sous le rapport de l'ancienneté, mais il n'est pas antérieur au porche extérieur. A l'origine, il devait exister là, non un édifice en pierre mais un édifice en bois. De tels porches, destinés à protéger le portail des intempéries et à donner quelque abri aux paroissiens, ne sont pas rares. 


Mais lorsqu'on examine le portail de Mont, on constate qu'à plusieurs endroits, les pierres sont rougies par le feu. Il y a même certaines parties qui ont tellement souffert de la violence des flammes que les pierres, ainsi que les reliefs qu'elles portaient, ont éclaté. Selon toute vraisemblance, le porche de bois ayant existé ici a été la proie d'un incendie, et c'est celui-ci qui est responsable des dégâts causés aux sculptures. Il est même probable que c'est lors du siège de 1653 que le sinistre a été consommé. La statue du trumeau ayant été victime de l'accident, on peut se demander par quel miracle les deux vantaux du portail, qui paraissent du XVe siècle, voire du XIVe, ont pû demeurer intacts. Avaient-ils été déposés auparavant, comme trop faciles à défoncer ? 

Le portail 

Au rez-de-chaussée, il y a une petite arcature aveugle dont les colonnettes se dressent sur un stylobate où l'on peut s'assoir. L'arcature inférieure, de petites dimensions, est richement ornée : monstres, têtes grimaçantes et animaux dans les écoinçons, chapiteaux gothiques à feuillage et à crochets, bases à moulures aplaties, en « assiettes retournées ».

Arcature orientale 

Arcature occidentale

Sous les grandes statues, les arcatures sont décorées de petits-bas-reliefs
aux motifs païens (chouette, masques grimaçants, dragon ailé).

Au-dessus, dans des niches à dais architecturaux, on trouve des statues debout au nombre de cinq de chaque côté ; quatre dans les niches et une cinquième à l'extérieur, en bout de rangée, adossée aux colonnettes recevant l'archivolte et les ogives. 

Dais architecturaux constitués d’une frise de tours et de maisons

Ébrasement gauche et ébrasement droit

Le tympan 

Le tympan se divise lui-même en quatre registres horizontaux. Il porte lui aussi une iconographie intéressante. Le registre inférieur montre une Nativité, scène dissimulée en partie par une tenture. On distingue à droite l'Enfant-Jésus couché dans la crèche et, à l'extrémité, un personnage mutilé qui dut être un ange thuriféraire. Le registre médian présente, de gauche à droite, la Fuite en Égypte, l'Adoration des Bergers et l'Annonce aux Bergers ou l'Adoration des Mages, scène mutilée. Au registre supérieur, on ne distingue plus, à gauche, qu'un Massacre des Innocents, puis une scène détruite où Léon Germain de Maidy proposait de reconnaître le Miracle du champ de blé. Tout en haut, dans une niche, sous la clef de l'arc, il y a un personnage couronné, assis en tailleur par manque de place pour un trône plus conforme à sa dignité : c'est le roi Hérode qui régnait sur la Judée et qui, voyant dans le Christ un futur compétiteur éventuel à la royauté sur les Juifs, chercha à le faire mourir en ordonnant le massacre des Innocents.

Le tympan comporte quatre registres consacrés au cycle de l’Enfance du Christ.
Malheureusement, le tympan a souffert du temps et certaines scènes sont incomplètes,
ce qui rend l’identification parfois incertaine.
La Vierge couchée dissimulée par une énigmatique tenture/teinture rouge
L’Enfant Jésus dans la crèche accompagné du bœuf et de l’âne
L’Adoration des Bergers
La Fuite en Égypte
Le Massacre des Innocents

Les grandes statues

Nous avons évoqué leur gaucherie, mais leur intérêt iconographique est grand, leur signification collective d'un intérêt plus grand encore. Du côté droit se présentent d'abord Ève et Adam, demi-nus, avec des vêtements de feuillage, dans une attitude penaude qui sied à ceux que l'Archange vient de chasser du Paradis terrestre. Ensuite vient un Moise, porteur des tables de la Loi, en robe plissée, avec de part et d'autre du front les « cornes » de lumière qu'on s'attend à trouver chez le fondateur de la loi. Le personnage suivant est Abraham, les yeux au ciel, attendant l'ordre de sacrifier son fils Isaac debout devant lui, sur un bûcher non allumé. En bout de rangée se tient Noé, devant le feu du sacrifice offert après le Déluge. 

Ébrasement droit (de gauche à droite) : Ève (1), Adam (2), Moïse (3),
Abraham et Isaac (4), Noé (5)

Ève et Adam
La représentation de Moïse cornu viendrait d’une mauvaise traduction latine
du texte hébreux où le mot rayonnant aurait été traduit par cornu. 
Isaac, pieds et poings liés, est juché sur l’autel de l’holocauste.

Au premier plan, l’autel de l’holocauste préparé pour le sacrifice d’Isaac.
Au fond, Noé élève un autel à la gloire du Seigneur et y immole certains animaux purs
que l’on voit périr au milieu des flammes.
Sous la console est représenté un homme avec un oiseau.
Cet homme, aujourd’hui acéphale, est Noé qui sort pour juger du niveau des eaux
par la fenêtre qu’il a aménagée dans l’arche, comme il est écrit dans la Genèse.
L’oiseau n’est autre que la colombe envoyée par Noé pour voir si les eaux avaient
diminué à la surface de la terre. 

Du côté gauche, on voit d'abord une statue de la Vierge, la nouvelle Ève faisant pendant à l'ancienne. On trouve ensuite l'Archange Gabriel, celui qui fut le messager de l'Annonciation. Le troisième personnage doit être un Siméon ou un Zacharie [Marie Lekane y voit plutôt le prophète Isaïe], le quatrième un prophète Isaïe ou un saint Jean l'Évangéliste [Marie Lekane y voit plutôt le prophète Jérémie], à cause des tablettes d'écriture portées par lui. Le cinquième personnage enfin, un homme barbu, vêtu d'une toge plissée, portant une banderole et une église d'où s'échappe un cours d'eau, est le prophète Ézéchiel. Nous devons son identification à la sagacité de M. Léon Pressouyre.

Ébrasement  gauche  (de  droite  à  gauche) :  scène  de  l’Annonciation (6 et 7)  
Isaïe ? (8) , Jérémie ? (9) , Ézéchiel (10)

Marie lors de l’Annonciation. Elle laisse apparaître sur son visage un sourire,
typique des Vierges de l’Annonciation et lié à l’annonce de la bonne nouvelle.

L’archange Gabriel

La maquette de l’édifice portée par le personnage et le flot
d’eau qui en jaillit ont permis d’identifier le prophète Ézéchiel


Un érudit local, Jeantin, avait jadis identifié l'inconnu avec Pépin de Laden, fondateur de l'abbaye d'Andenne, par l'intermédiaire de sa fille Begga (sainte Begge). Pourtant, l'eau s'échappant d'un temple avait de quoi alerter tous ceux qui connaissent un tant soit peu la liturgie du Temps pascal. Léon Pressouyre a su rétablir la vérité, dans sa splendeur éclairante.

Nous sommes en présence ici d'une figuration de la vision d'Ézéchiel, l'eau sortant du Temple. Pour saint Jérôme, cette eau salutaire était la doctrine du Christ. C'était aussi une allusion au baptême. Pour Rupert de Deutz, la vision d'Ézéchiel était prophétique. Elle symbolisait l'eau sortant du côté du Christ. L'Église étant le corps mystique du Christ, l'eau était celle de la Rédemption par le baptême. […] Et Léon Pressouyre de conclure en ajoutant que l'arche de Noé était le type même du symbole de la Rédemption baptismale, dès les premiers temps du christianisme.

De part et d'autre de l'entrée du porche, à l'intérieur, deux statues placées dans des niches complètent la série des statues du portail. L'une représente le roi-prophète David, couronné et tenant un livre ouvert. L'autre personnage est reconnaissable à la verge qu'il tient : c'est le prophète Aaron.

Le roi David soutient un livre ouvert de ses deux mains
(probablement le livre des Psaumes)
Le prophète Aaron tenant la Verge fleurie, 
symbole de l’enfantement du Christ par la Vierge

Nous avons dit que la statue du trumeau avait disparu. Il n'en reste que l'auréole, sous le dais architectural qui couronnait le tout. Que représentait la statue ? En bonne logique, ce devait être une statue de Notre-Dame, puisque l'église de Mont est placée sous l'invocation de la Vierge.

Le trumeau était probablement orné d’une Vierge en pied.
Les portes en bois d’origine datent du XIVe siècle.


Les voussures


Les claveaux des quatre arcs s'ornent d'une série de petits personnages assis ou debout. Une moitié d'entre a été détruite par le feu. Un examen rapide permet de reconnaître parmi eux des personnages choisis au sein des Douze Apôtres et des Évangélistes. On reconnaît aussi certaines scènes tirées de l'Écriture sainte. L'archivolte elle-même est décorée de rinceaux et de fleurs. »

Les voussures rougies par le feu probablement au XVIIe siècle 




Pour compléter cette description rédigée par Hubert Collin en 1991, prenons le temps de lire un extrait de l’étude réalisée par Marie Lekane en 2012 concernant la  lecture globale du portail de l’église de Mont-devant-Sassey.

« Avant toute chose, nous devons insister sur la concomitance de réalisation et de mise en place des statues. En effet, des caractéristiques communes ont pu être dégagées de l’ensemble. Au terme de cette étude iconographique, il apparaît dès lors que le programme iconographique de l’église de Mont-devant-Sassey est unitaire et réfléchi. La lecture typologique justifie la présence des personnages de l’Ancien Testament par leur lien avec le Nouveau. Ce lien est déterminant dans la compréhension de la présence des prophètes de l’Ancienne Alliance. Les couples d’Adam et Ève et de l’Annonciation sont spatialement liés et leur opposition symbolique est connue : Marie est la nouvelle Ève et son Fils, matérialisé au tympan, rachète le péché originel. Cette opposition symbolique constitue le pivot de la lecture typologique, le noeud sémantique du portail montois. Ézéchiel et Noé sont également placés en vis-à-vis ; tous deux préfigurent le sacrement du baptême.

De  la  même  manière,  les  personnages  de  l’ébrasement  droit répondent à la logique typologique. Moïse préfigure à la fois le Christ et saint Pierre. Il symbolise l’Ancienne Loi que Jésus n’abolit pas mais accomplit. Les correspondances typologiques établies entre les épisodes de la vie de Moïse et de Jésus sont nombreuses. Le serpent d’airain perché est le symbole de l’élévation du Christ sur la croix. L’offrande par Abraham de son unique fils préfigure l’immolation de Jésus sur la croix par son Père. Dans les deux cas, il y a consentement du sacrifié. Noé préfigure également le sacrifice du Christ. Il offre à Dieu des animaux et des oiseaux purs. Cet holocauste rétablit le contact entre Dieu et les hommes. En considérant que la statue disposée aujourd’hui dans la niche occidentale représente le roi David, ce personnage revêt également un sens christologique important, car il est non seulement une préfigure du Christ, mais également son ancêtre direct. Les présences combinées de Moïse, d’Abraham et de Noé évoquent la rédemption par le sacrifice de la croix. Les quatre scènes de sacrifice des voussures consolident la vision anagogique du sacrifice du Christ pour la Rédemption de l’Humanité.

À l’ébrasement gauche, sans que les identités des statues soient certaines, il est tout à fait possible qu’elles accompagnent et amplifient la scène de l’Annonciation. Ainsi Aaron et Ézéchiel sont-ils connus pour être des annonciateurs de la maternité virginale de la Vierge. La sacralité et la virginité de la Vierge sont aussi mises en exergue au tympan, dans la mise en scène peu commune de la Nativité. Les apôtres et les évangélistes des voussures sont des témoins de la vie, du Ministère et de la divinité du Christ. Ainsi, malgré les nombreuses représentations de la Vierge, il ne s’agit pas d’un programme mariologique, étant donné que  ce  ne  sont  pas  des  épisodes  de  la  vie  de  Marie  qui  sont  mis  en évidence.  Mais  Marie  constitue  le  « réceptacle  du  Christ »  et  le  pivot entre l’Ancienne et la Nouvelle Alliance. »

 L’heure de l’interro

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Sources et bibliographie


10/12/2022

Jules Bastien-Lepage, peintre damvillois


« Je veux faire de la réalité et, si je peux, la rendre poétique. »

 Jules Bastien-Lepage, 1874.

Jules Bastien-Lepage - Léopold Flameng (1879)

Bastien-Lepage portrait au crayon - Eduard von Liphart (1880) - British Museum

Photographie de Bastien-Lepage - Hermet - Paris, Musée Carnavalet

Portrait de l’artiste - Jules Bastien-Lepage (1882) - Pyms Gallery, Londres


Biographie sommaire de Jules Bastien-Lepage


Portrait de M. André Theuriet -
Jules Bastien-Lepage
Musée des Beaux-Arts, Tours
L’écrivain et poète André Theuriet a écrit une biographie de son ami dans un ouvrage intitulé « Jules Bastien-Lepage, l’homme et l’artiste » publié en mars 1885 aux éditions G. Charpentier et Cie. En voici quelques extraits entrecoupés, en italique, de quelques extraits du Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle. 

« Jules Bastien-Lepage est né à Damvillers, le 1er novembre 1848, dans une simple maison de cultivateurs aisés, à la façade jaunâtre et aux volets gris. On pousse la porte d'entrée et on se trouve de plain-pied dans une cuisine, la vraie cuisine des villages de la Meuse, avec sa haute cheminée surmontée d'ustensiles de ménage, ses rangées de chaudrons de cuivre, sa maie pour le pain et son vaisselier garni de faïences coloriées. La chambre contiguë sert à la fois de salon, de salle à manger et même au besoin de chambre à coucher ; au-dessus sont les chambres de réserve, puis de vastes greniers aux charpentes touffues. C'est dans la salle du rez-de-chaussée, égaiement exposée au midi, que le peintre des Foins et de Jeanne d'Arc a ouvert les yeux.


La famille était composée du père, esprit industrieux, sensé et méthodique ; de la mère, une femme au cœur d'or et au dévouement infatigable, et du grand-père Lepage, ancien employé des contributions indirectes, qui s'était retiré près de ses enfants. On vivait en commun du modeste produit des champs que les Bastien faisaient valoir eux-mêmes, et de la petite pension de l'aïeul.

Jules Bastien-Lepage et sa mère - Visuel Musée JBL Montmédy 
Portrait du père de l’artiste - Jules Bastien-Lepage (1877)
Portrait de la mère de l’artiste - Jules Bastien-Lepage (1877)
Émile Bastien-Lepage - Jules Bastien-Lepage (1879)

A cinq ans, Jules commença à manifester son aptitude pour le dessin, et son père s'empressa de cultiver celle disposition naissante. […] Dès cette époque, pendant les soirées d'hiver, il exigeait que le marmot, avant de se coucher, copiât au crayon sur le papier un des ustensiles de ménage placés sur la table : la lampe, le broc, l'encrier, etc.

Ce fut certainement à cette première éducation de l'œil et de la main que Bastien-Lepage dut cet amour de la sincérité, celte recherche patiente du détail exact qui furent la grande préoccupation de sa vie d'artiste. En poussant son fils à dessiner ainsi chaque jour, le père n'avait pas la moindre idée de faire de lui un peintre. En ce temps-là, et à Damvillers surtout, la peinture n'était pas regardée comme une profession sérieuse. 

Pendant ses courses à travers champs, Bastien-Lepage recevait les impressions de la vie campagnarde et se les assimilait inconsciemment, comme une nourriture quotidienne. Les ramasseurs de fagots, les faneuses assoupies, les jardins d’eau village en avril, les champs de pomme de terre, […] tous ces menus détails de l’existence villageoise entraient dans les yeux de l'enfant, qui les emmagasinait instinctivement dans sa mémoire. »


Paysages damvillois 

À onze ans, Jules Bastien-Lepage quitta l'école communale pour entrer au collège de Verdun, où il reçut les leçons du maître à dessiner Fouquet. Il n'eut pas plutôt obtenu le grade de bachelier qu'il manifesta l'intention bien arrêtée d'être peintre. Mais devant les hésitations de sa famille, il consentit à entrer, en 1867, dans l'administration des Postes [à Paris], où on l'autorisait à suivre les cours de l'Ecole des Beaux-Arts en dehors des heures de service. Après six mois, Bastien-Lepage reconnut l'impossibilité de ce travail en partie double et se fit mettre en disponibilité : reçu à l'Ecole avec le numéro 1, il entra à l'atelier Cabanel, n'ayant pour ressources que la pension de 600 francs qui lui avait été votée par le conseil général de la Meuse et les modestes allocations de sa famille. Si l'on peut assigner une date, c'est vers cette année 1874 que la vocation de Bastien-Lepage se précisa et qu'il appliqua à la peinture rustique les dons précieux que ses portraits avaient révélés. Tout en flânant à travers les bergeries de Damvillers et les bois de Réville, il se jura qu'il serait le peintre des paysans de la Meuse.

« Pendant ses dernières vacances à Damvillers, Bastien-Lepage avait eu l'idée d'exécuter le portrait de son aïeul, en plein air, au milieu du jardinet que le vieillard cultivait avec amour. Devant cette peinture sincère, d'une facture si franche, d'une intensité de vie familière si saisissante, le public s'arrêtait charmé, et le nom de Bastien-Lepage, ignoré encore la veille, figurait le lendemain en belle place dans les articles écrits sur le Salon. Ce fut devant ce tableau que je me rencontrai pour la première fois avec Jules. Ayant cherché le nom du peintre sur le livret, j'avais été joyeusement surpris de voir qu'il était Meusien et né dans ce Damvillers où j'avais vécu moi-même (en 1856). Les terres fortes de notre département ne sont guère fécondes en artistes ; quand elles en ont produit un, elles se reposent pendant des siècles. Depuis Ligier Richier, l'illustre sculpteur né à la fin du quinzième siècle, la Meuse ne peut guère porter à son actif que le peintre Yard, un habile décorateur d'églises et de châteaux au temps du duc Stanislas. 

Portrait de mon grand-père - Gravure de Charles Baude d'après JBL 
Portrait de mon grand-père - Jules Bastien-Lepage (1874)

Aussi étais-je tout fier de trouver dans Bastien-Lepage un compatriote. Quelques instants après un ami commun nous présenta l'un à l'autre. Je vis un garçon très jeune, très blond, modestement vêtu, petit, leste et bien musclé ; sa figure un peu blafarde au front carré et volontaire, au nez court écrasé du bout, aux lèvres spirituelles à peine estompées d'une pâle moustache blonde, était éclairée par deux yeux bleus dont le regard clair, droit et perçant disait la loyauté et l'indomptable énergie. Il y avait à la fois du gamin et de l'homme dans celte physionomie mobile, aux traits heurtés, où une certaine crânerie audacieuse alternait avec des lueurs de sensibilité et des éclairs de gaieté espiègle. Les souvenirs du pays natal, notre commun amour de la campagne et de la vie en plein air eurent vite établi entre nous des rapports affectueux, et, après deux ou trois rencontres, nous nous liâmes intimement. Le Portrait du grand-père lui avait valu une troisième médaille et lui avait assuré sa place au soleil. Ce n'était pas encore le succès d'argent, mais c'était une notoriété sérieuse, et il pouvait rentrer dans son village le cœur tranquille et le front haut. L'Etat venait d'acheter le tableau de la Chanson du printemps, et les commandes commençaient à arriver.


La Chanson du printemps - Jules Bastien-Lepage (1874)
Musée de la Princerie, Verdun


Bastien-Lepage reparut au Salon de 1875 avec la Communiante et le Portrait de M. Simon Hayem, deux œuvres de valeur qui donnèrent, chacune à sa façon, une nouvelle marque de son originalité. Le portrait de M. Hayem réussit mieux près des gens du monde ; la Communiante frappa davantage les artistes. 


Portrait de M. H. (Simon Ayem) - JBL (1875)
Musée des Augustins, Hazebrouck 

Cette candide et gauche figure de fillette se détachant d'un fond laiteux dans la raideur légère de son voile blanc empesé, ouvrant naïvement ses yeux purs couleur de noisette et croisant ses doigts mal à l'aise dans les gants blancs, est merveilleuse de science et de sincérité. Elle rappelle la manière de Memling et de Clouet. avec un senliment tout moderne. Elle offre d'autant plus d'intérêt qu'elle a été, pour le peintre, le point de départ de ces petits portraits si vivants, si intimes, d'une facture à la fois si large et si consciencieuse, qui comptent parmi ses chefs-d'œuvre les plus parfaits. En même temps qu'il triomphait au Salon, Bastien entrait en loge et concourait pour le prix de Rome. Le sujet du concours de 1875 avait été pris dans le Nouveau-Testament : l'Annonciation aux bergers. […]

 
La Communiante - Jules Bastien-Lepage (1875)
Musée des Beaux-Arts, Tournai

La plupart de ceux qui avaient vu l'œuvre de Bastien répétaient qu'il emporterait le prix de Rome haut la main ; et cependant le jury en décida autrement : ce fut un concurrent plus âgé et plus correct qui fut envoyé à la villa Médicis aux frais de l'Etat. Cette décision étrange troubla Bastien-Lesage et le découragea un moment.

L’Annonciation aux bergers - Jules Bastien-Lepage (1875)
National Gallery of Victoria, Melbourne



Atelier de Bastien-Lepage à Paris
Pour les bourgeois de sa province, pour sa famille même, le prix de Rome eut été considéré comme une affirmation officielle de son talent, et il regrettait surtout de ne pouvoir donner cette satisfaction d'amour-propre à ses parents, qui s'étaient imposé tant de privations pour le maintenir à Paris.  Quoi qu'il en dît, ses études à l'École ne lui avaient pas été inutiles. Elles avaient développé en lui le sens critique. Ses répugnances pour l'art faclice et conventionnel l'avaient ramené avec plus de force vers l'observation exacte et attentive de la nature. A Paris, il avait appris à comparer et à mieux voir. Les campagnes de la Meuse, si peu épiques, avec leurs collines basses, leurs horizons bornés, leurs plaines sans relief, lui avaient paru tout à coup plus séduisantes et plus dignes d'intérêt que les héros de la Grèce et de Rome. Nos laboureurs poussant la charrue au revers d'un champ; nos paysannes à la taille robuste, aux grands yeux limpides, aux maxillaires saillants et à la bouche largement fendue; nos vignerons, au dos courbé par le travail de la houe et du chaverot, s'étaient révélés à lui comme des modèles autrement attachants que ceux de l'atelier. On pouvait faire œuvre de grand artiste en dégageant la poésie infuse dans les gens et les choses du village, et en la rendant pour ainsi dire palpable au moyen de la ligne et de la couleur. Donner la sensation de la grisante odeur des herbes fauchées, de la chaleur du soleil d'août sur les blés mûrs, de l'intimité d'une rue de village ; faire songer aux gens qui y vivent et y besognent ; montrer le lent remue-ménage de la pensée, les soucis du pain gagné au jour le jour, sur des physionomies aux traits irréguliers ou même vulgaires ; c'est de l'art humain, et, par conséquent, du grand art. Les peintres hollandais n'avaient pas procédé autrement et ils avaient créé des chefs-d'œuvre. Bastien, tout en flanant à travers les vergers de Damvillers et les bois de Réville, se jura qu'il ferait comme eux et qu'il serait le peintre des paysans de la Meuse. Il voulait, dans une série de grands tableaux, retracer toute la vie campagnarde : la fenaison, la moisson, les semailles, les amoureux, un enterrement de jeune fille.... 


Le semeur - Jules Bastien-Lepage (1879)
Musée Bastien-Lepage, Montmédy
Les Blés mûrs - Jules Bastien-Lepage (1880)


Soir à Damvillers - JBL (1882) - Philadelphia Museum of Art
Une rue de Damvillers - JBL (1882) - Galerie nationale, Oslo

Effet de neige - Jules Bastien-Lepage (1882)
San Francisco De Young Museum

Le cuveau à lessive
La mare de Damvillers 
Intérieur à Damvillers

Faucheur aiguisant sa faux - Jules Bastien-Lepage (1878)
Musée des Beaux-Arts, Nancy

La Faneuse au repos  - Jules Bastien-Lepage (1881)
Galerie nationale, Oslo

Aussitôt après l'ouverture du Salon, Bastien plia bagage et s'enfuit à Damvillers pour préparer son grand tableau des Foins, qui l'occupa pendant tout l'été de 1877. Les Foins furent envoyés au Salon en 1878. Le succès fut très grand, quoique violemment discuté. Dans la salle où il était placé, au milieu des toiles qui l'entouraient, ce tableau donnait une extraordinaire sensation de plein air et de clarté. On eût dit une large fenêtre ouverte sur la nature. La prairie, déjà à moitié fauchée, fuyait, baignée de soleil, sous un ciel d'été semé de légers flocons de nuages. La jeune faneuse assise, alanguie par le temps chaud et grisée par l'odeur des foins, les yeux fixes, les membres las, la bouche entrouverte, était merveilleusement vivante. Rien de ces paysannes de convention dont les mains semblent n'avoir jamais touché un outil, mais une vraie campagnarde habituée dès l'enfance aux labeurs de la terre. On la sentait harassée de fatigue, heureuse de souffler un moment à l'aise après une matinée de travail en plein soleil. Cette toile où la vie des champs était étudiée avec tant de sincérité et rendue d'une façon si puissante, exerça une influence considérable sur la peinture contemporaine. 

Femme assise dans l’herbe près d’un homme endormi - Jules Bastien-Lepage 
Kunsthalle, Hambourg


Études pour Les Foins

Les Foins - Jules Bastien-Lepage (1877) - Musée d’Orsay, Paris
Ce tableau est inspiré d’un poème de son ami André Theuriet 
« Midi!…les prés fauchés sont baignés de lumière 
Sur un tas d’herbe fraîche ayant fait sa litière 
Le faucheur étendu dort en serrant les poings.
Assise auprès de lui, la faneuse hâlée 
Rêve, les yeux ouverts, alanguie et grisée
Par l’amoureuse odeur qui s’exhale des foins.
»

À partir de cette exposition, beaucoup de jeunes peintres, beaucoup d'artistes étrangers surtout, se jetèrent avec enthousiasme dans la voie nouvelle frayée par Bastien-Lepage, et, sans le vouloir, le peintre des paysans de la Meuse fut sacré chef d'école. Sans se laisser griser par le succès, Bastien continua sa vie de travail assidu et de recherches consciencieuses. Il partageait son temps entre Paris et Damvillers, donnant la plus large part à son village. »

Avec la Saison d'octobre qui continuait, au Salon de 1879, la réputation de Bastien-Lepage comme peintre rustique, se voyait le portrait de Mme Sarah Bernhardt, figurée de profil, à mi-corps, assise sur une fourrure blanche et vêtue d'une robe de soie qu'elle tient à la main. Un cadre en fer forgé entourait cette peinture et semblait avoir été choisi à dessein pour faire valoir le jeu des blancs et des tonalités claires

Saison d’octobre ou La Récolte des pommes de terre - JBL (1878)
National Gallery of Victoria, Melbourne

Sarah Bernhardt - JBL (1879)
Collection particulière 

Jeanne d’Arc - Jules Bastien-Lepage (1879)
Metropolitan Museum of Art, New-York
« Jeanne d'Arc parut au Salon de 1880, avec le portrait de M. Andrieux. Elle n'y produisit pas tout l'effet sur lequel Jules comptait. Le tableau eut des admirateurs enthousiastes, mais aussi des détracteurs passionnés. Les critiques portaient d'abord sur le défaut d'air et de perspective, puis - comme je l'avais prévu - sur les voix, représentées par trois personnages symboliques, trop sommairement indiqués pour être compris, et cependant trop précis encore pour des apparitions.

Seulement, le public ne rendait pas suffisamment justice à l'admirable figure de Jeanne, debout, immobile, frémissante, les prunelles dilatées par le rêve, le bras gauche étendu el maniant machinalement les feuilles d'un arbuste voisin. Jamais Bastien-Lepage n'avait encore créé de figure si poétiquement vraie que cette pastoure lorraine, portant la casaque grise lacée et la jupe marron des paysannes, si virginale, si humaine, si profondément abimée dans son extase héroïque. Le succès rapide et éclatant du jeune maître avait froissé bien des amours-propres; on lui faisait payer ces précoces sourires de la gloire en rabaissant le mérite de sa nouvelle œuvre. Il avait espéré qu'on décernerait la médaille d'honneur à sa Jeanne d'Arc ; on donna celle récompense à un artiste de talent, mais dont l'œuvre n'avait ni l'originalité, ni les qualités d'exécution, ni l'importance de celle de Bastien. Il ressentit vivement cetle injustice et se rendit à Londres, où l'accueil et les appréciations des artistes et des amateurs anglais le consolèrent un peu de ce nouveau déboire. »


Fait chevalier de la Légion d'honneur au mois de juillet 1879, Bastien-Lepage fut mandé en Angleterre pour peindre le portrait du prince de Galles en tenue de cour, portrait exposé plus tard (en 1881) au Cercle de l’Union artistique (place Vendôme) et qui ne fut jamais payé à l’artiste, à ce qu’on assure. En dehors d'une excursion de six semaines à Venise et en Suisse, dont quelques paysages ont conservé le souvenir, et sauf de courts séjours à Paris durant l'hiver, utilisés à continuer la série de ses merveilleux petits portraits, la vie de Bastien-Lepage, depuis son retour d'Angleterre jusqu'en 1883, se passa à Damvillers où il travaillait pour ainsi dire sans relâche. 

Portrait du Prince de Galles - JBL (1879)
Musée d’Orsay, Paris

« De cette période date toute une série de paysages avec figures, tels que les Vendanges; d'impressions pénétrantes : le Soir, l’Incendie au village, le Paysan allant voir son champ, la Vieille femme examinant un pommier en fleur, la Fin de la journée, et aussi des tableaux comprenant un personnage traité en grandeur naturelle avec la sincérité et la profondeur particulières à l'artiste: Pas mèche, la Petite Fille allant à l’école, le Colporteur endormi, Fleur du chemin, la Petite Bergère gardant une vache. En dehors d'un Diogène et d'une Ophélie ébauchés vers ce temps, le peintre avait pris au village même les sujets de tous ses tableaux. »

Autoportrait (1880) et palette ornée des initiales de l’artiste 
Musée Jules Bastien-Lepage - Montmédy
La jeune femme endormie - Jules Bastien-Lepage (1880)
Musée Bastien-Lepage, Montmédy
Pauvre Fauvette - Jules Bastien-Lepage (1881) - Kelvingrove Art Gallery ans Museum, Glasgow
Petite fille allant à l’école - Jules Bastien-Lepage (1882) - Aberdeen Art Gallery


La chaîne - Jules Bastien-Lepage (1882) Musée des Beaux-Arts, Tournai
Au temps des vendanges - JBL (1880) Van Gogh Museum, Amsterdam

Le Père Jacques - Jules Bastien-Lepage (1882)
Milwaukee Art Center

Circuit « Sur les pas de Jules Bastien-Lepage »


Esquisse pour Le Mendiant - Jules Bastien-Lepage (1880)
Musée Bastien-Lepage, Montmédy
Le Mendiant - Jules Bastien-Lepage (1880)
Ny Carlsberg Glyptotek, Copenhague
Pas-Mèche (1882) - National Gallery of Scotland, Édimbourg 

Fleur du chemin - Jules Bastien-Lepage 
Le Petit Colporteur endormi - Jules Bastien-Lepage (1882) Musée des Beaux-Arts, Tournai

Le Petit Ramoneur - Jules Bastien-Lepage (1883) 
Collection particulière 

La mort d’Ophelie - Jules Bastien-Lepage (1881) Musée des Beaux-Arts, Nancy
Diogène - Jules Bastien-Lepage (1877) Musée Marmottant Monet, Paris

Vers 1880 - Musée des Beaux-Arts, Nancy

Mais on ne travaille pas impunément, avec une pareille ardeur, par tous les temps et en tous lieux. Lorsque, pendant l'hiver de 1883, Bastien-Lepage, de passage à Paris, [son frère Emile] dessina le Char funèbre de Gambetta et [Jules] peignit le tableau représentant l'homme d'Etat sur son lit de mort, il ressentait déjà les premières atteintes du mal qui lentement le minait. Il revint à Damvillers, termina l'Amour au village qui parut seul au Salon de 1883 et y obtint un succès retentissant, acheva presque le Déjeuner du ramoneur, esquissa l'Enterrement d'une jeune fille, et signa coup sur coup la Forge, dernier envoi de l'artiste au Salon de 1884, la Lessiveuse, deux petits portraits de femmes âgées, dont l'un, celui de Mme Drouet, est considéré à bon droit comme un pur chef-d'œuvre.

Étude pour le char funèbre de Gambetta - Emile Bastien-Lepage (1883) 

Gambetta sur son lit de mort - Jules Bastien-Lepage (1882)

Portrait de Juliette Drouet - Jules Bastien-Lepage (1883)
Maison de Victor Hugo, Paris
Etude pour l’Amour au village - Jules Bastien-Lepage (1882)
L’Amour au village - Jules Bastien-Lepage (1882) Musée Pouchkine, Moscou

La santé de Bastien-Lepage devenait chaque jour plus chancelante. Après être venu goûter quelque peu le succès de son tableau l'Amour au village au Salon, il alla respirer l'air de la mer à Concarneau. Là encore, il essaya de tromper les souffrances à l'aide du travail et il peignit quelques marines en Bretagne. Il revint à Damvillers ; les douleurs de reins et d'entrailles avaient reparu plus violentes que jamais. C'est alors que les médecins lui conseillèrent un séjour de deux mois en Algérie. Il y arriva vers le commencement de mars 1884, ressentit d'abord une amélioration factice et passagère, et les forces et l'appétit s'en allant, on se décida à ramener le malade en France. Il se réinstalla à Paris, amaigri et méconnaissable, mangeant à peine et ne dormant plus, et ce fut, durant de longs mois, où Bastien-Lepage n'était plus que l'ombre de lui-même, une cruelle agonie. Il expira le 10 décembre 1884, à six heures du soir. Le 12 décembre, un long cortège d'amis et d'admirateurs conduisait son cercueil jusqu'à la gare de l'Est, et le lendemain, dimanche, toute la population de Damvillers attendait, à l'entrée du bourg, la funèbre voiture qui ramenait les restes de Bastien-Lepage au pays natal.

Autoportrait réalisé quelques jours avant sa mort

« L'atelier de Damvillers, où nous avons passé de si bonnes heures, est clos pour jamais. Les paysans du bourg ne rencontreront plus leur compatriote le long des chemins où il travaille en plein air. Les fleurs rustiques dont il aimait à décorer les premiers plans de ses tableaux, les chicorées bleues et les seneçons repousseront cet été au bord des champs, mais lui ne reviendra plus les étudier et les admirer. »

L’Atelier à Damvillers - Alfred Garnier - Musée JBL Montmédy


Le mausolée Bastien-Lepage (Damvillers)


Afin d'y installer le « mausolée » familial, Emile avait acheté à l'entrée du bourg un terrain appelé l'Isle d'Envie, proche du cimetière. Les corps de Jules, de son père et de ses grands-parents y furent transférés, et seraient rejoints plus tard par ceux de sa mère, de son frère et de l'épouse de celui-ci. Le monument funéraire, dessiné et exécuté sous la surveillance d'Emile, est une grande stèle de pierre arrondie au sommet, et cerclée d'une couronne de lauriers, qu'entoure un banc. Sur les faces du monument sont gravés les noms des principales œuvres du peintre. Au centre du tombeau se trouve la pierre tombale de Jules. Au bas du terrain, sur son socle, s'élève la statue de Jules.




L’inauguration du monument de Rodin

« Damvillers, lieu de naissance de Bastien-Lepage, était en fête, hier, à l'occasion de l'inauguration du monument élevé par souscription publique à la mémoire de l'artiste. La statue, que nous avons décrite déjà et qui est du sculpteur Rodin, s'élève aux portes de la commune presque en pleine nature. 

La fête a commencé le matin par une grand'messe chantée à l'église par le prince Karageorgévitch, un jeune paysagiste, et par M. Bigot. En outre, un virtuose, M. Jaquot, de Nancy, a joué sur son violon la première romance sans paroles de Mendelssohn. 


La cérémonie de l'inauguration a eu lieu à deux heures, après un banquet servi à la mairie, sous la présidence de M. Boulanger, sénateur de la Meuse, qui, à la fin du repas, a porté un toast au président de la République. Puis les invités, précédés par une fanfare, se sont rendus en cortège, à travers les rues pavoisées de la ville, au pied du monument de Bastien Lepage. 

M. Gustave Larroumet, directeur des beaux-arts, représentait, à la cérémonie, le ministre de l'instruction publique. C'est au nom de M. Fallières que M. Larroumet a pris le premier la parole: 

Discours de M. Larroumet 

M. Fallières, a-t-il dit, est de ceux qui avaient la plus sincère admiration et la plus vive sympathie pour Jules Bastien Lepage. C'est lui qui, en 1885, marqua la place du jeune maître au Luxembourg par une de ses œuvres capitales, les « Foins », et, à la demande de votre comité, il vient d'assurer le Concours de l'Etat au monument que vous inaugurez aujourd'hui. Je lui dirai l'impression sereine et forte qui se dégage de cette fête, la grandeur de l'hommage rendu à Bastien-Lepage sur cette terre où son talent est né et a grandi, devant cette nature qui l’a formé, au milieu de ceux qu’il a aimés et qui, avec l’art, lui ont procuré les plus grandes joies de sa trop courte existence. 

L'orateur a continué en ces termes : C'est bien ici, messieurs, que devait s'élever le monument qui consacre sa gloire, et votre comité a été bien inspiré en décidant que l'hommage suprême lui serait rendu en face de sa maison natale, près du coin de terre où il dort son dernier sommeil. 

D'autres, s'ils ont conservé au fond du cœur le souvenir reconnaissant de leur province, s'ils y viennent parfois revivre leur enfance et promener leur gloire, d'autres trouvent à Paris une patrie d'adoption et lui donnent leur existence d'homme. Bastien-Lepage n'était point de ceux-là. Comme tous ceux qui consacrent leur vie à l'art, il dut chercher dans la grande ville l'éducation, un public et des juges ; mais ces années qu'il était obligé de prendre à sa chère Lorraine, il regrettait de les passer loin de vous. Il vous revenait dès qu il le pouvait et il a vécu avec votre souvenir toujours présent. Il était bien votre fils et, soyez-en sûr, vous comblez vos vœux d'outre-tombe en le constatant.

Esquisse en plâtre (1887)
Musée JBL, Montmédy
Dépôt du musée Rodin

Monument à Jules Bastien-Lepage - Auguste Rodin (1889)

M. Larroumet a ensuite évoqué la trop courte existence de Bastien-Lepage et il a rappelé que chacune des trop rares toiles du jeune maitre fut un triomphe.

Il a terminé son discours ainsi : 

Au moment où, d'ordinaire, les meilleurs n'ont encore qu'indiqué leur originalité et où l'âge mûr commence seulement à tenir les promesses de la jeunesse, Jules Bastien-Lepage mourait, laissait des chefs-d'œuvre, dégageant une formule des indécisions ou des exagérations qui la compromettaient, indiquant à la peinture une voie nouvelle, où ses jeunes héritiers marchent d'un pas sûr. Consolons-nous donc, messieurs, par ce que sa vie nous a laissé, de ce que sa mort nous a pris, et marquons sa place entre les jeunes maîtres fauchés en pleine fleur, près de Géricault et de Henri Regnault. Si l'agonie douloureuse et lente que la mort lui imposa dut exciter en lui des révoltes légitimes, du moins sa courte existence ne laisse-t-elle place à aucun regret : il a aimé la nature et la vérité, elles l'ont récompensé de cet amour par des chefs-d'œuvre; il a aimé les siens et personne ne reçut plus d'affection en échange de la sienne; il a inspiré des amitiés éclairées et fidèles; il a pratiqué son art sans aucun sacrifice à la mode qui passe ou au gain qui abaisse; il n'y a eu place dans son esprit et dans son cœur que pour de généreuses pensées. 

Messieurs, le 13 décembre 1884, Paris vous renvoyait le cercueil de Jules Bastien-Lepage, couvert de fleurs et de couronnes. Il n’y a pas encore 5 ans, et voilà que sa statue se dresse au milieu de vous pour  vous montrer l'image toujours vivante de votre cher mort. Un grand artiste s'est acquitté de cette tâche avec un dédain de la convention, un souci de la vérité, un sens de la vie que Bastien-Lepage eût aimés ; le confrère vivant a traité le confrère mort avec la sympathie profonde qui unit les natures semblables. Vous le reverrez donc, tel que vous l'avez vu si souvent, avec son allure énergique et son costume de peintre de la nature, parcourant vos campagnes, la palette à la main, l'œil fixé sur les spectacles qu'il étudia depuis son enfance jusqu'à sa mort. Je suis sûr de répondre à vos propres sentiments, en témoignant à Auguste Rodin la reconnaissance et l'admiration de tous les amis de Bastien-Lepage. »

La fin de la cérémonie

Pascal Dagnan-Bouveret
« MM. le sénateur Boulanger et Amic ont prononcé d'autres discours. Puis M. Dagnan-Bouveret, le peintre bien connu de « Bretonnes au pardon » a tenu, bien que très souffrant des suites d'une chute, à saluer une dernière fois son camarade : 

Aujourd'hui, a-t-il dit en terminant, nous voulons nous réjouir en ton honneur, Bastien, reporter toutes nos pensées vers ton souvenir, nous voulons parcourir ton village, les alentours, revoir les coins où tu as peint tes tableaux, revenir par les sentiers que tu affectionnais. Tu aimais tant ton pays ! Tes yeux et ta pensée se sont promenés avec tant d'amour sur toutes les choses d'ici, que tu avais rêvé de peindre, que nous croyons peut-être un peu nous retrouver avec toi. 

Nous saluons avec une respectueuse émotion le pays qui a donné un tel fils à la France. Nous saluons en toi, cher ami, une des gloires pures de notre art national. 

Des discours enfin ont été prononcés par M. Vistié, en son nom et au nom de M. André Theuriet, empêché d'aller à Damvillers ; Bouillie, au nom des anciens élèves du lycée de Verdun, et Goujon, l'un des amis d'enfance Bastien-Lepage. Le soir, Damvillers était illuminé, et un bal avait lieu à la Halle aux Blés.
Mme Bastien-Lepage mère avait fait verser 500 fr. aux pauvres de la ville. »

Portrait de M. Albert Wolff - Jules Bastien-Lepage (1881)
Cleveland Museum of Art
Le critique d’art Albert Wolff et ami du peintre a rendu hommage à son ami en écrivant un article dans Le Figaro du 30 septembre 1889. En voici quelques extraits, notamment lorsqu’il participe à Damvillers, à l’inauguration du monument de Rodin.

« Me voici revenu dans la maison en fête, car il ne saurait être question de tristesse devant ce bel hommage à Bastien Lepage. La maison explique l'histoire de la famille Lepage. La modeste demeure des paysans lorrains est intacte dans sa partie ancienne ; le vestibule, avec sa grande cheminée où flambent les bûches, car il fait très froid, L’installation modeste des commencements disent les origines obscures. Bastien, qui passait ici la plus grande partie de l'année, y a fait ajouter un atelier. Dans les rues on rencontre ses modèles : la marchande de tabac a posé pour Jeanne d'Arc; la ramasseuse de pommes de terre est cuisinière chez Emile Lepage. Celui-ci, à son tour, a embelli la maison paternelle en enlevant la toiture d'un long grenier où il a établi une galerie qui reçoit le jour d'en haut et qui est décorée avec un grand goût. Avec un vieux poêle en faience, il y a construit une cheminée monumentale du plus artistique effet. Nous y avons diné hier à l'arrivée et, au milieu de trente convives ; Mme veuve Bastien Lepage était radieuse. Juste en face d'elle se trouvait le portrait du grand artiste, fait par lui-même. Pour la circonstance, on l'a entouré d'une guirlande de plantes et de fleurs. 

Atelier de JBL à Damvillers - Alfred Garnier - Musée JBL, Montmédy
Portrait du peintre émailleur Alfred Garnier (1870) - Jules Bastien-Lepage 

La mère Bastien, comme les artistes l'appellent familièrement, a été admirable de dévouement pendant la cruelle maladie de son enfant. Elle l'a suivi en Algérie, malgré la terreur que la mer inspirait à cette brave femme, qui n'avait, pour ainsi dire, jamais quitté son pays natal. C'est une de ces natures de paysannes dont l'énergie résiste à toutes les tourmentes. Avec la vie elle avait donné à son fis la volonté qui s'exprime dans ses traits. Elle a beaucoup souffert et elle a gardé avec la vivacité de la jeunesse l'expression de bonté grande qui attire toutes les sympathies vers cette petite femme courageuse. Elle renait aujourd'hui à l'espérance devant l'apothéose que son cher Bastien reçoit dans la tombe. Je ne saurais dire avec quelle tendresse infinie son regard illuminé par la satisfaction maternelle allait toujours vers le portrait qui lui semblait sourire. C'était doux et plein d'émotion, et rien que pour ce spectacle charmant, je suis heureux d'être venu à Damvillers. La vieille mère est heureuse de toutes les affections qui ont survécu à son enfant ; on lit dans ses yeux sa reconnaissance pour ceux qui sont venus de si loin se grouper autour de l'image de son fils. »

Le square Jules Bastien-Lepage à Damvillers

Principales œuvres et lieux d’exposition 


1869. Portrait de Mademoiselle Xoupp - Musée de Grenoble (F)
1870. Portrait de M. Lemarchand - Musée Bastien-Lepage, Montmédy (F)
1870. Portrait du peintre émailleur Alfred Garnier - Petit-Palais, Paris (F)
1874. Portrait de mon grand-père - Musée des  Beaux-Arts, Nice (F)
1874. La Chanson du printemps - Musée de la Princerie, Verdun (F)
1875. La Communiante - Musée des Beaux-Arts, Tournai (B)
1875. Portrait de M. Simon Hayem - Musée des Augustins, Hazebrouck (F)
1875. L'Annonciation aux bergers - National Gallery of Victoria (AUS)
1875. Portrait de M. Wallon - Musée de l’Histoire, Versailles (F)
1876. Priam aux pieds d’Achille - Palaos des Beaux-Arts, Lille (F)
1877. Job - Musée des Beaux-Arts, Nancy (F)
1877. Portrait de la mère de l’artiste - Musée des  Beaux-Arts, Nice (F) 
1877. Portrait du père de l’artiste - Musée des  Beaux-Arts, Nice (F) 
1877. Diogène - Musée Marmottan-Monet, Paris (F)
1877. Les Foins  - Musée d’Orsay, Paris (F)
1878. Portrait de Madame Godillot - Musée Bastien-Lepage, Montmédy (F)
1878. Adolphe Franck - Musée Bastien-Lepage, Montmédy (F)
1878. Portrait de M. André Theuriet - Musée des Beaux-Arts, Tours (F)
1878. Retour des champs - Château-musée de Nemours (F)
1878. La Toussaint - Musée des Beaux-Arts, Budapest (H)
1878. Faucheur aiguisant sa faux - Musée des Beaux-Arts , Nancy
1878. Retour des champs - Musée des Beaux-Arts , Nancy
1879. Saison d'octobre - National Gallery of Victoria (AUS)
1879. Jeanne d’Arc - Metropolitan Museum of Art, New-York (USA)
1879. Portrait de Mme Sarah Bernhardt - Collection particulière 
1879. Emile Bastien-Lepage - Musée des Beaux-Arts, Nancy
1879. Portrait du Prince de Galles, futur Édouard VII - Buckingham Palace, Londres 
1879. Le Semeur - Musée Bastien-Lepage, Montmédy (F) 
1880. Portrait de l’artiste - Musée d’Orsay, Paris (F)
1880. Les Blés mûrs 1 - Musée d’art moderne, Le Caire (EGY)
1880. Un pont de Londres - Musée des Beaux-Arts, Tournai (B)
1880. Autoportrait - Musée Bastien-Lepage, Montmédy (F)
1880. Portrait d’Eugène Richtenberger - Musée Bastien-Lepage, Montmédy (F)
1880. Le Mendiant (esquisse) - Musée Bastien-Lepage, Montmédy (F)
1880. Le Mendiant - Ny Carlsberg Glyptotek Copenhague (DK)
1881. Portrait de M. Albert Wolff - Cleveland Museum of Art (USA)
1881. La Faneuse au repos - Galerie nationale, Oslo (NOR)
1881. La Nuit sur la lagune - Musée Mangin, Dijon (F)
1881. Jeune femme endormie dans son lit - Musée Bastien-Lepage, Montmédy (F)
1881. Pauvre Fauvette - Kelvingrove Art Gallery and Museum, Glasgow (Écosse)
1881. La mort d’Ophélie - Musée des Beaux-Arts, Nancy (F)
1882. La Chaîne - Musée des Beaux-Arts, Tournai (B)
1882. Petit Cireur de bottes à Londres - Musée des Arts décoratifs, Paris (F)
1882. Pas mèche - National Gallery of Scotland, Édimbourg (Écosse)
1882. Petite fille allant à l’école - Art Gallery and Museum, Aberdeen (Ecosse)
1882. Marchande de fleurs à Londres - Collection particulière
1882. Une rue à Damvillers - Galerie nationale, Oslo (NOR)
1882. Clair de lune à Damvillers - Collection privée 
1882. Le père Jacques - Milwaukee Art Museum (USA)
1882. Le Petit Colporteur endormi - Musée des Beaux-Arts, Tournai (B)
1882. Portrait du vicomte Lepic - Musée Bastien-Lepage, Montmédy (F)
1883. Le Petit Ramoneur - Collection particulière 
1883. L’Amour au village - Musée Pouchkine, Moscou (Rus)
1883. Gambetta sur son lit de mort -Musée Carnavalet, Paris (F)
1883. Portrait de Mme Juliette Drouet - Maison de Victor Hugo, Paris (F)
1884. Les Blés mûrs 2 - Santa Barbara Museum of Art (USA)
1884. Lever de lune à Alger - Musée des Beaux-Arts, Nancy (F)

Plaquette réalisée par le Groupement d'Activités du Damvillois
Ce circuit qui emprunte ruelles et chemins de Damvillers, permet de découvrir
quelques-unes des œuvres peintes dans le village natal de Bastien-Lepage.


Sources 

  • Jules Bastien-Lepage : l'homme et l'artiste (1885) / André Theuriet / gallica.bnf.fr
  • Bastien-Lepage - Sa vie et ses œuvres (1885) / Louis de Fourcaud / gallica.bnf.fr
  • Grand dictionnaire universel du XIXe siècle / Pierre Larousse / gallica.bnf.fr
  • La Petite presse du 02 octobre 1889 / gallica.bnf.fr
  • Le Gaulois du 11 décembre 1884 /Louis de Fourcaud / gallica.fr
  • Le Figaro du 30 septembre 1889 / Albert Wolff / gallica.bnf.fr
  • Wikimedia Commons
  • CC0 Paris Musées / Musée Carnavalet - Histoire de Paris
  • The British Museum, Londres
  • Nasjonalmuseet, Oslo
  • The Clark Art Institute, Williamstown

Bibliographie

  • Jules Bastien-Lepage, Catalogue raisonné de l’Œuvre / Marie-Madeleine Aubrun (1985)
  • Jules Bastien-Lepage, peintre lorrain / Bernard Ponton / Citedis Éditions (1999)
  • Jules Bastien-Lepage /  S. Lemoine, D. Lobstein, M. Lecasseur, E. Amiot-Saulnier, J. Montchal / Nicolas Chaudun Éditions (2007)
  • Jules Bastien-Lepage / Dominique Lobstein / Département de la Meuse-Serge Domini Éditeur (2019)

Fresque jouxtant la bibliothèque André Theuriet à Damvillers
Virginie Rouyer et Gilles Duflot, automne 2018