Source texte : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k8630152z.texteImage
« Il n'est plus guère de villes en France pour avoir, autant que Verdun-sur-Meuse, gardé leur originale physionomie d'antan. Cette vieille place forte, célèbre dans l'histoire (le traité de 843 y fut signé dans une maison qui subsiste et l'on connaît les sièges de 1792 et de 1870) n'a pas encore été démantelée et ne le sera pas de sitôt. Elle conserve son corset de murailles trouées par les boulets ; ses glacis plantés d'arbres et semés de gazon; la tour romane dite de Saint-Vannes, vestige d'une abbaye fameuse, et qui dresse sa silhouette dépaysée parmi les bastions de Vauban et les parcs d'artillerie.
Surtout, surtout, des âges révolus où la cité possédait des évêques-comtes, princes du Saint-Empire, et où ses bourgeois luttaient pour le maintien des franchises communales, demeure un imposant témoin de pierre, cette Porte Chaussée dont voici une superbe gravure sur bois (cf image ci-dessous).
Ces deux belles tours jumelles, dont l'architecture rappelle celle de la Bastille, s'ouvraient jadis sur un grand pont franchissant la Meuse et qui donnait accès sur la campagne. Ce pont, appelé d'abord Pont-à-la-Gravière, à cause du terrain de sable et de gravière où reposaient ses assises, puis de Dame-Deie (Domus Dei) en raison de la proximité d'un hôpital, prit le nom qu'il a gardé de Pont de la Chaulcie ou de la Chaussée, quand le riche bourgeois Constantius et sa femme Efficia firent établir au bout du pont une large chaussée pour servir de chemin aux voyageurs en même temps que de digue contre les eaux du fleuve, qui souvent inondaient le terrain avoisinant. La tour s'appela comme le pont. Elle fut édifiée en 1380, grâce à la libéralité de Jehan Wautrec, « doyen de la séculière justice de Verdun », c'est-à-dire le premier magistrat de la Ville.
Sous la longue et habile administration de Jehan Wautrec, la Commune obtint la plénitude de sa liberté : elle en usa pour faire construire la première grande enceinte de Verdun, nommée le Grand Rempart. Au point où se terminait le nouveau Grand Rempart, Wautrec donna l'ordre de bâtir à ses frais une belle et haute tour géminée, plus belle et plus haute que les vingt-cinq ou trente autres qui, s'élevant au-dessus des remparts ou dans l'intérieur de la Cité, rendaient alors, avec ses nombreux clochers (suivant une antique chronique, il y avait à cette époque à Verdun plus de trente clochers), la vue de Verdun si pittoresque.
Elle devait servir à la défense et faire à la ville guerrière une entrée de soixante pieds (environ 20 m) de hauteur, imposante, majestueuse, grâce à sa couronne de créneaux, sa bordure de mâchicoulis en saillie et ses deux grands bras où, naguère encore, pendaient les chaînes d'un pont-levis. Le savant abbé Clouet et l'abbé Gabriel, qui ont écrit l'histoire de Verdun celui-là autrement original que celui-ci nous ont narré les destins divers de la Tour Chaussée.
Enfin, un poète verdunois, A. Bouilly, l'a chantée en ces beaux vers :
La vieille tour, un soir, au bord des lentes eaux,
Dressant son front sévère et casqué de créneaux,
Ouvrant sa bouche d'ombre noire
Où pend encor la herse, à monstrueuses dents,
Et fixant sur moi ses deux yeux, deux trous ardents,
M'a dit du fond de son histoire :
Avec ma force abrupte, avec mes murs altiers,
OEuvre de Jean Wautrec, Maistre-Roy des Mestiers,
Par le cœur et par la fortune,
Je demeure l'emblème exact de la cité
Qui conquit et garda la pleine liberté
D'une rude et forte commune.
Combien de fois j'ai vu les Arbalétriers,
Les gens de la Milice et les Arquebusiers,
« Ameutés au son de la Mute »,
Planter là leurs métiers, et d'un pied ferme et prompt
Accourir vers mes murs, monter jusqu'à mon front,
Pour soutenir quelque âpre lutte !
Robustes cours de fer sous leurs habits de fer,
Ces Communaux, d'esprit aussi subtil que fier,
Déjouaient toutes les surprises,
Et contre leur Evèque ou contre l'Empereur
S'insurgeaient, toujours prèts à défendre sans peur
Leurs irréductibles franchises.
Ah! ce sont leurs vrais fils, leurs descendants virils,
Qui naguère, en l'année aux tragiques périls,
Braves que rien ne désespère,
En rendant coup pour coup au Teuton rançonneur,
Ont effacé la honte entachant leur honneur
Depuis la mort de Beaurepaire.
Et vous, les héritiers de ces vaillants aïeux,
Puissiez-vous en rester dignes! De votre mieux
Conservez leurs mâles audaces!
S'il faut défendre encor le droit, la liberté,
Montrez que vit toujours dans la vieille cité
L'âme des Communaux tenaces!
Aux documents connus de tous les Meusiens fournis par les abbés Clouët et Gabriel, ajoutons quelques renseignements, dont certains de date récente et que la mort les a, l'un et l'autre, empêchés de donner. En 1690, la Tour Chaussée comptait déjà plus de trois cents ans d'existence on s ‘aperçut que la gémelle de gauche prenait charge et fléchissait considérablement. La Ville, quoique les fortifications ne lui appartinssent plus à cette époque, restait propriétaire de la porte de Jehan Wautrec. Elle fit alors démolir la partie qui menaçait ; on en numérota les pierres et on rebâtit la Tour avec les mêmes matériaux qui avaient servi à sa construction. Rien ne fut changé à la disposition générale. L'entrée, seule, fut modifiée : au lieu de l'arcade ogivale qui existait, on dessina, suivant le goût du temps, l'arcade à plein cintre et le fronton d'ordre toscan actuels.
La ville, en 1755, probablement pour être déchargée d'un entretien constant et dispendieux, abandonna la Tour de la Chaussée au gouvernement, qui avait besoin d'une prison militaire à Verdun. Et pendant plus d'un siècle, jusqu'en 1860 exactement, l'œuvre de Jehan Wautrec resta prison pour la troupe. Vers 1880, l'autorité militaire, toute puissante dans une ville qui compte actuellement, avec les forts, près de quinze mille hommes de garnison (la population civile ne dépasse guère treize mille âmes) estima que le passage constitué par la voûte de la Tour n'était pas assez large pour donner facilement issue aux troupes encas de presse ou de guerre. Le génie eut alors la pensée d'ouvrir une seconde porte dans la gémelle de gauche, celle qui avait été reconstruite. On songea même, dit-on, à jeter bas la vieille Tour.
Les Verdunois s'émurent fort d'un tel projet ; les journaux locaux protestèrent énergiquement, des réclamations furent adressées en haut lieu... et la Porte Chaussée fut conservée. Toutefois on supprima le pont-levis, inutile avec le système de défense moderne; on remblaya le pied de la Tour jusqu'au niveau du tablier du pont ; on élargit, des deux côtés, l'extrémité du pont désormais immobile: enfin, on ouvrit aux troupes, dans le rempart voisin, un large passage donnant sur le pont élargi.
Ce fut alors, et pour éviter à l'avenir d'autres dégradations, que d'heureuses influences obtinrent le classement de la Tour Chaussée au nombre de nos monuments historiques. Le ministre des Beaux-Arts était M. Jules Ferry. L'arrêté est du 21 mars 1881. L'administration militaire, qui aurait dû rendre la Tour Chaussée à la ville, puisque la ville lui en avait fait abandon en 1755, a jugé plus utile de la mettre en adjudication. Verdun l'a rachetée, assez récemment, pour la somme de 5025 francs. Depuis un certain nombre d'années, la Tour Chaussée est affectée aux réunions des différentes sociétés musicales de la Ville pour leurs répétitions. Maintenant, au murmure des eaux lentes, se mêlent, non plus le cliquetis des armes, mais les sons de quelque valse d'Olivier Métra ou de quelque morceau d'opérette en vogue.
Outre les trois pièces occupées par les sociétés, il existe, au rez-de-chaussée de la Tour, un magasin pour les outils des cantonniers de la Ville et, reste de l'ancienne affectation, un cachot fermé d'une porte massive, assujettie par d'énormes gonds, une serrure et un verrou à l'avenant, etc. Dans le sous-sol, de petites caves ou cellules, de trois à quatre mètres de longueur sur deux de largeur, fermées comme le cachot . Au mur de chaque cellule est fixé un gros anneau auquel on attachait le prisonnier, récalcitrant ou non. Du haut du parapet, on jouit d' une vue splendide sur les quartiers de la ville basse et la campagne voisine, les coteaux plantés de vignes, les forêts toutes proches ... et les ouvrages fortifiés qui font de Verdun la plus redoutable des forteresses. »
Source image : https://www.wikitimbres.fr/timbres/4039/1916-1939-verdun-porte-chaussee |
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